Bohèmes : exposition au grand palais

Grâce à mon meilleur ami, j’ai eu un billet coupe-file gratuit pour l’expo Bohèmes au grand palais !

L’exposition s’intéresse à la fois aux gens du voyage et à leur représentation dans l’art et à la “vie de Bohème” des artistes de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, en particulier à Montmartre. Elle explique clairement l’articulation entre les deux sens du mot Bohème.

On commence donc à la Renaissance. Les bohémiens arrivent pour la première fois à Paris au XVe siècle. Se crée autour d’eux toute une mythologie. On les appelle “Egyptiens” ou “Bohémiens”. On leur invente une origine, et on s’intéresse à leurs costumes, en particulier aux coiffes des femmes.

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Extrait du “Recueil de la diversité des habits” de François Deserps (source de l’image : gallica)

Comme on les considère comme des egyptiens, on retrouve leurs costumes dans certains tableaux religieux, comme ce “Moïse sauvé des eaux” d’après Niccolo dell’Abate :

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Très vite, on crée une mythologie, et on retrouve toujours le même type de scènes :

  • la diseuse de bonne aventure

Par exemple dans ce tableau de Georges de La Tour :

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La vieille bohémienne détourne l’attention du riche jeune homme pendant que ses complices le détroussent. L’origine orientale des bohémiens est soulignée par leur teint mais aussi par les motifs de leurs vêtements. 

On la retrouve un siècle plus tard chez watteau :

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Watteau, peintre de scènes galantes, crée un fort contraste entre la bohémienne et ses cliente : les vêtements chatoyants s’oposent au brun de la robe de la bohémienne et le décor au fond sépare nettement les deux groupes, réunis seulement par les mains qui se touchent. L’heure n’est plus à la tromperie mais à la légerté, malgré la position de la vieille, doigt sur la bouche, qui introduit une certaine inquiétude dans le tableau. 

  • la danse et le théâtre, comme dans ce portrait d’une danseuse de Vigée-Le Brun (le tambourin est un des éléments caractéristiques des bohémiens)

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  • les campements de bohémiens et la vie d’errance

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Campement de Bohémiens de Jan Van de Venne (XVIIe siècle). On y retrouve les coiffes de femmes qui caractérisent les bohémiennes à cette époque. (source de l’image : RMN)

On retrouve ce thème dans un tableau de Van Gogh, “les roulottes, campement de Bohémiens” :

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Grace au soleil et à la douceur des couleurs, ce tableau, peint près de Sainte-Marie-de-la-Mer, donne une impression de sérénité et de bonheur. (source de l’image : RMN)

Au XVIIIe siècle, les Lumières méprisent les bohémiens considérés comme des vagabonds qui vivent des superstitions du peuple et qui volent. A cette époque et au XIXe siècle, le pouvoir politique durçit sa politique contre ces populations.

Mais dans la seconde moitiée du XIXe siècle, les artistes vont se rapprocher de ces bohémiens, en raison justement du rejet dont ils souffrent. Ils vont les prendre comme modèle, d’une part dans leur volonté de s’opposer à l’académisme, d’autre part parce qu’ils représentent leur soif de liberté. Ils vont peu à peu s’y identifier. On peut donner comme exemple Gustave Courbet qui représente “la bohémienne et ses enfants”, marchant sur la route, vétus de haillons :

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Il se représente lui-même en bohémien dans “la rencontre ou bonjour, Monsieur Courbet !” à droite, accueilli par deux bourgeois, dont un de ses collectionneurs :

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(source de l’image : RMN)

Renoir représente sa compagne, Lise Tréhot, alors enceinte, en Bohémienne (jupe à rayures, cheveux lâchés, boucle d’oreille) dans “l’été -la bohémienne” :

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On retrouve également cette représentation de la Bohème en littérature, avec les “Bohémiens en voyage” de Baudelaire :

La tribu prophétique aux prunelles ardentes
Hier s’est mise en route, emportant ses petits
Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits
Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes.

Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes
Le long des chariots où les leurs sont blottis,
Promenant sur le ciel des yeux appesantis
Par le morne regret des chimères absentes.

Du fond de son réduit sablonneux, le grillon,

Les regardant passer, redouble sa chanson ;

Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures,

Fait couler le rocher et fleurir le désert
Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert
L’empire familier des ténèbres futures.

De nombreux artistes vont alors vivre la “vie de Bohème” que Balzac décrit ainsi : “Ce mot de Bohème vous dit tout. La Bohème n’a rien et vit de ce qu’elle a. L’espérance est sa religion, la foi en soi-même est son code, la charité passe pour être son budget”. Elle est popularisé par les “scènes de la vie de Bohème de Murger”.

(l’exposition n’y fait pas référence, mais j’ai eu la complainte de la butte dans la tête pendant toute la fin de l’expo !)

Les artistes mettent en scène cette vie dans leurs tableaux, avec en particulier la représentation de leurs ateliers et des mansardes dans lesquelles ils vivent :

“Intérieur d’atelier” de Tassaert :

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Cette mansarde est à la fois l’atelier (chevalet, palette et pinceaux) et le lieu de vie de ce jeune artiste désargenté.

“Rêverie” de Lenoir :

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Les reproductions ne rendent pas justice à ce tableau. L’onirisme qui se dégage quand on le voit est magique.

Le caricaturiste Daumier représente également ces conditions de vie avec “le bois est cher et les arts ne vont pas” :

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Une salle entière est consacrée à Rimbaud et Verlaine. On y retrouve bien sur “ma bohème” de Rimbaud, mais aussi le très beau poème “sensation” :

Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l’herbe menue :
Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l’amour infini me montera dans l’âme,
Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, — heureux comme avec une femme.

On trouve ensuite deux salles consacrées aux les cafés et aux lieux syboliques de Montmartre (moulin de la galette, ou le cabaret le chat noir) où ces artistes vivent, avec par exemple “l’absinthe” de Degas :

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(source de l’image : RMN)

On revient ensuite aux représentations de gitanes, avec en particulier mon tableau préféré de l’exposition, “la gitane (la curieuse)” de Van Dongen. Ce peintre est décidément une de mes découverte de cette automne, puisque j’avais déjà adoré un de ces tableaux lors de l’exposition  “le cercle de l’art moderne” au musée du Luxembourg.

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L’exposition s’achève sur une salle consacrée aux portraits de tsiganes par le peintre allemand Otto Mueller. Ces oeuvres, dont fait partie “famille tsigane près d’un chariot” ont été exposées lors de l’exposition nazie sur “l’art dégénéré” et le commentaire rappelle que près de 500 000 tsiganes sont morts dans les camps d’extermination nazis.

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Le grand palais a réalisé une superbe “visite à 360°” avec une conférencière, à découvrir ici. Et de nombreuses vidéos mettant en avant différents aspects de l’exposition ici.

Même si on y trouve des tableaux absolument magnifiques, j’ai trouvé que l’exposition était surtout intéressante pour son aspect historique. Je connaissais très peu l’histoire des bohémiens et l’analyse de leur perception en France est passionnante.

Mais il y a un gros décalage entre la communication autour de l’exposition, très centrée sur la fin du XIXe siècle et Montmartre et la réalité de l’exposition où ce sujet ne concerne que les dernières salles. A tel point que mon meilleur ami a été déçu par cette exposition, parce qu’il ne s’attendait vraiment pas à découvrir l’histoire des bohémiens du XVIe au XXe siècle.

La mise en sène de l’exposition m’a aussi un peu agacée. Apparemment c’est la mode de vouloir “contextualiser” les tableaux avec décor et mise en situation en ce moment, j’avais déjà vu le pseudo défilé de mode et la fausse pelouse dans l’expo “l’impressionisme et la mode” à Orsay, là on a droit à la fausse tapisserie déchirée pour s’imaginer dans l’atelier d’un artiste désargenté… Bof! Et quelle idée de mettre un faux kiosque bien moche au milieur du superbe escalier du grand palais ! Et détail technique, les textes d’explication étaient trop petits et se détachaient parfois mal sur le fond, à tel point que j’ai du les lire à haute voix à mon meilleur ami qui avait oublié ses lunettes ! Par contre les fonds ocres et les l’ambiance musicale de la première partie de l’exposition m’ont plu.

Je conclus sur ces mots de Flaubert, extraits d’une lettre à George Sand, qui semblent étrangement d’actualité :

“je me suis pâmé, il y a huit jours, devant un campement de Bohémiens qui s’étaient établis à Rouen. Voilà la troisième fois que j’en vois. Et toujours avec un nouveau plaisir. L’admirable, c’est qu’ils excitaient la haine des bourgeois, bien qu’inoffensifs comme des moutons. Je me suis fait très mal voir de la foule en leur donnant quelques sols. (…) Cette haine-là tient à quelque chose de très profond et de complexe. On la retrouve chez tous les gens d’ordre. C’est la haine qu’on porte au Bédouin, à l’hérétique, au philosophe, au solitaire, au poète. Et il y a de la peur dans cette haine. Moi qui suis toujours pour les minorités, elle m’exaspère. Du jour où je ne serai plus indigné, je tomberai à plat, comme une poupée à qui on retire son bâton”.